Je bouge donc je suis : bienvenue dans l'ère de la géographie 2.0

Il n'y a pas que Google Maps sur Internet. Face au géant américain, des sites communautaires se développent, où chacun participe à l’élaboration d’une cartographie mondiale. Tous géographes !

Par Emmanuel Tellier

Publié le 19 juin 2014 à 18h57

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h15

Rappelez-vous. Vos années collège, les cours de géo, la barbe épaisse de monsieur Brunet. Les ressources agricoles de la Chine ; le Mont Gerbier de Jonc ; la variabilité climatique dans le delta du Nil. Interminable randonnée au pays de l'ennui… ? En 2014, plus aucune raison de bâiller. La géographie est (re)devenue excitante. Vivante ! Inter-active ! Ludique ! Elle est surtout omniprésente depuis qu'elle a fait sa révolution en sortant des salles de classes pour aller se glisser dans nos téléphones portables, nos tablettes numériques, nos GPS. La géo est partout, accompagnée de sa meilleure amie : la cartographie. Sur Internet, nous passons des heures à préparer nos voyages (petits ou grands), nos visites. Dans quel environnement se situe l'hôtel que je m'apprête à réserver ? Une carte ! Y a t-il une piste cyclable entre Arcachon et le Pyla ? Une carte ! Quels étaient les cafés préférés d'Oscar Wilde dans le Londres de 1880 ? Une carte ! Des cartes... Des millions de cartes.

Et ce n'est pas tout : plus que jamais dans l'histoire de l'humanité, nous vivons dans une époque où nous disons où nous sommes. Heureux de tout dire de leurs déplacements, les dizaines de millions d'utilisateurs de l'appli Foursquare – grand succès aux Etats-Unis – signalent en permanence dans quel bar, restaurant, bâtiment public ou station de métro ils viennent d'entrer (« check-in »). A quoi ça sert cette géolocatisation frénétique ? A se retrouver entre amis. A partager, sur une carte, ses boutiques fétiches, sa piscine préférée... Si la géographie se définit comme cette « science qui consiste à établir une description rationelle de la planète », alors nous voilà entrés dans l'ère de la géographie personnelle. Une description rationelle de nos vies en mouvements – soient-ils infimes. Je bouge donc je suis…

De manière plus anonyme, nous sommes des centaines de millions à utiliser des applis comme Waze, Beat The Traffic ou Inrix : ces services connectés recensent en temps réel les conditions de circulation dans nos villes. Un accident, un ralentissement ? La communauté des utilisateurs vous alerte illico. Un autre outil « virtuel », Moves, vous permet d'enregistrer vos trajets, en voiture, en vélo ou à pied (par exemple pour se souvenir de l’itinéraire d’un jogging en forêt). Et puis bien sûr, il y a Uber, cette compagnie de chauffeurs privés qui vous envoie une voiture en vous localisant… au mètre près.

Une carte du Paris littéraire

C'est d’abord à Google que l'on doit ce retour en grâce de la géographie, discipline longtemps théorique (ou perçue comme telle). En mettant à disposition du plus grand nombre une cartographie mondiale numérique d'excellente qualité (ce qu'Apple n'a pas réussi à faire en 2012 (1), Google a porté un coup terrible aux éditeurs d'atlas et cartes imprimés, mais a aussi réveillé en chacun de nous des envies de voyage et de découverte. Non seulement ses cartes en ligne sont fiables, mais en plus, elles sont enrichies par les milliards de photos panoramiques accessibles en activant Google Street View. On le sait peu, mais c'est un ingénieur français, Luc Vincent, qui est en charge de ce programme titanesque de mise en image des cartes du monde grâce auquel on peut (avoir le sentiment de) marcher dans n'importe quelle ruelle de Hong Kong ou Saint-Malo.

Recruté par Google en 2004, ce passionné de randonnée a toujours adoré les cartes – « notamment celles de l'IGN aux 1:25000, pour les chemins, les sentiers ! » Jeune chercheur, il avait fait ses armes dans l'imagerie numérique, la compression de documents. En mai 2007, son équipe lançait la première version de Google Street View : cinq villes saisies à 360 degrés par les fameuses « Google cars » – San Francisco, Denver, Miami, Las Vegas et New York. Une révolution. Très vite, le trafic sur le serveur de données allait s'avérer extrêmement fort : « On a pu vérifier qu'il y avait une énorme attente du public, les gens adoraient visiter leur propre rue depuis leur écran d'ordinateur, montrer leur maison à leurs collègues... Alors on a foncé : quand on lance quelque chose chez Google, c'est pour avoir un impact global. »

En juin 2008, l'ensemble du territoire urbain des Etats-Unis était couvert. Puis les villes du Japon ; la France, l'Italie... Aujourd'hui, 56 pays sont virtuellement visitables, et plusieurs centaines de voitures de la firme continuent d'arpenter la planète pour compléter ce « mapping ». Chacun de ces véhicules est équipé de la fameuse boule Google montée sur un mât et dotée de quinze objectifs capturant chacun des images de cinq mega pixels. Cette gigantesque récupération de data ne s'est pas toujours faite sans grincements de dents, plusieurs pays (l'Allemagne en tête) protestant contre l'aspect intrusif de ce recensement. « Une critique que j'ai toujours prise au sérieux, mais sans la trouver fondée, répond Luc Vincent. Nous ajoutons une valeur documentaire à nos cartes, en montrant ce qui est du domaine commun – les rues, les places, les carrefours... Pouvoir visualiser la terrasse d'un café, l'emplacement d'un parking, c'est du service ! Il n'y aura jamais autant d'information dans une carte que dans une image. » Depuis 2009, les visages des passants et les plaques d'immatriculation des voitures « captés » par les objectifs de la firme américaine sont automatiquement floutés. 

En cinq ans, Google Street View (Google Street View (qui, n'ayant pas encore de version locale en Chine, laisse la place aux alternatives comme celle du géant Baidu) a transformé notre rapport au monde, désormais à portée de clic. Plus personne ne songerait à réserver un appartement sur le site Airbnb sans aller « se promener » dans la rue, le quartier où il se trouve, avec Google Street View. Et des villes comme San Francisco, New York, Londres et Paris ont déja connu cinq ou six mises à jour. « Car notre projet ne vaut que si nos images sont pertinentes », reprend l'ingénieur français, qui confie travailler « sans budget en tête, l'argent n'étant pas un problème », avant de nous glisser dans un sourire que « tout ce qui touche à la géo est un énorme enjeu pour Google ».

Récemment, Hans Peter Brondmo, directeur des innovations chez Nokia – premier fournisseur mondial de cartes dans les GPS équipant les voitures haut de gamme (2) – résumait à sa façon l'enjeu de la cartographie numérique : « Nous venons de vivre trois grands temps dans les attentes du public vis à vis d'Internet. Il y a d'abord eu la grande question du “quoi ?”, et c'est Google qui a su le mieux y répondre. Puis est venue la question du “qui ?”, et là c'est Facebook qui a gagné ce marché. Désormais, nous entrons dans la bataille du “où ?” – et notre entreprise a bien l'intention de devenir le champion du “où” ».

Problème pour Nokia et Google (mais aussi Microsoft, Samsung, Apple), de plus en plus de citoyens dans le monde estiment que la question du « où » ne saurait être privatisée, et la mise à disposition de données géographiques utilisée à des fins commerciales. Nokia, en vendant ses contenus aux groupes automobiles, réalise des bénéfices considérables ; et chez Google, on estime qu’une requête Internet sur cinq est liée à une question de localisation. En répondant correctement à ces requêtes, Google satisfait ses utilisateurs, et renforce donc sa position dominante auprès de ses annonceurs publicitaires. Sauf que le vent a commencé à tourner… « Nous sommes tous des cartographes en puissance ! », s’enthousiasme un autre ingénieur, espagnol celui-là. Bruno Sanchez-Andrade Nuno, transfuge de la NASA – il œuvrait au département des fusées ! – travaille lui aussi à San Francisco, au sein de la startup Mapbox. Une sorte d’anti-Google, fondé sur le double credo du travail collaboratif et du logiciel libre. « Pour faire des relevés de cartographie, reprend le jeune ingenieur, il suffit d’un GPS comme celui que nous avons tous dans nos smartphones. Et si tout le monde fait des relevés, alors il devient assez simple de produire des cartes aussi bonnes, voire meilleures, que celles des acteurs privés. »

Mapbox est la jeune entreprise star dans le domaine de la cartographie libre de droits. Elle met à disposition du plus grand nombre, gratuitement, des outils ergonomiques et graphiques permettant de réaliser des cartes sur mesure. Ses utilisateurs les plus connus (3) s’appellent Pinterest, Mozilla, Greenpeace, Amazon, Foursquare (qui a quitté Google pour Mapbox), les Parcs Nationaux Américains, mais aussi des journaux comme USA Today, Le Monde, The Guardian. Si Mapbox peut leur fournir les briques pour fabriquer des cartes personnalisées, c’est parce que, partout dans le monde, des millions d’anonymes contribuent au référencement des routes, des rivières, des chemins. Cette joyeuse assemblée de cartographes amateurs avance sous la même bannière, celle du projet international Open Street Map, fondé en 2004 dans le but de créer une carte libre du monde.

Le français Yohan Boniface est un fervent contributeur de ce mouvement depuis des années. « La géographie n'appartient à personne, c'est un bien commun ! Avec Open Street Map, n'importe qui peut corriger une erreur, signaler une route ou un chemin manquant. Et tout le monde bénéficie de cette donnée ajoutée, instantanément. » Exactement comme pour l’encyclopédie en ligne collaborative Wikipedia… Avant même la création de Mapbox (dont les cartes en tous genres sont consultées plus de vingt millions de fois par jour !), Yohan Boniface avait créé uMap, son propre outil de création de cartes. Là encore, n’importe qui peut créer sa carte personnalisée de sa ville – « mes jardins publics préférées », « les libraires que je recommande à mes amis », etc. Se présentant comme un « informagicien » et comme un « warrior » du logiciel libre, Boniface a eu le bonheur de voir sa boite à outils uMap utilisée avec brio par des médecins et des humanitaires lors de la récente épidémie de fièvre hémorragique (en partie due au virus Ebola) en Afrique de l’Ouest. « Quand les ONG sont arrivées sur place, il n’y avait pas de carte disponible, aucun référencement des routes, des villages, des points d’eau. » Grâce à uMap, une carte allait être réalisée en quelques jours à peine. Comme en Haïti, après le terrible séisme de 2010. « Open Street Map fonctionne comme un écosystème, où chacun a son rôle à tenir. Des informaticiens comme moi, des millions d’anonymes pour faire des relevés, puis des humanitaires sur le terrain », explique Boniface.

 « Il ne faut pas être devin pour comprendre qu’à l’ère numérique, les cartes ont une valeur, et que les géants d’Internet veulent gagner beaucoup d'argent avec ! Peut-être pas dans l'immédiat, mais dans quelques années, quand nous ne saurons plus nous en passer. Par exemple lorsque les voitures seront conduites par des logiciels, et que les GPS remplaceront nos yeux ! » Ce n'est pas une scientifique qui parle, mais une artiste, la jeune (29 ans) et brillante Jenny Odell. Photographe, inventeuse de récits de voyages imaginaires, cette artiste numérique (elle réalise tout son travail sur ordinateur) vit elle aussi à San Francisco, plus que jamais capitale mondiale des innovations pour le web ; et évidemment, elle est obsédée par les cartes. « A 7 ans, j'en dessinais toute la journée. Fille unique, je m'ennuyais dans ma banlieue anonyme au sud de San Francisco, entre ces centres commerciaux et ces autoroutes tous semblables, alors j'inventais des territoires plus excitants, avec des routes sinueuses, des montagnes aux noms magnifiques, des vallées mystérieuses ».

Vingt ans plus tard, la carte et l'imagerie aérienne sont au cœur du travail de celle qui se définit comme une « satellite traveller». Les œuvres qui ont fait sa réputation sont des découpages et des collages par ordinateur de photos par satellite de centrales nucléaires, de zones portuaires, de cargos chargés de containers. « Je passe des journées et des nuits sur Google Earth pour trouver la matière de mon travail, partout sur la planète. Sortir de leur contexte géographique tous ces cheminées de centrale nucléaire, c'est ma façon de pousser les gens à s'interroger sur ce que nous faisons subir à nos paysages, nos territoires. Les cartes ne sont pas que des outils, ce sont aussi des photographies de nos vies. »

81 Miles of the Great Salt Lake (each square representes exactly one mile). Une œuvre de l'américaine Jenny Odell qui travaille à partir d'images satellitaires.

81 Miles of the Great Salt Lake (each square representes exactly one mile). Une œuvre de l'américaine Jenny Odell qui travaille à partir d'images satellitaires. © Jenny Odell/Courtesy of the artist

Dans « la vraie vie », Jenny Odell voyage peu. « J'adore Google Street View, et je m'en suis même servi pour faire un livre sur des voyages que je n'ai vécu qu'en ligne, sans sortir de chez moi (3). Mais j'ai un problème avec cette forme de privatisation du savoir et des contenus : les cartes ne doivent appartenir à personne. » Le véritable enjeu, dit-elle, c’est que la cartographie et la géolocalisation ne soient pas uniquement appréhendées comme des valeurs marchandes, « des infos pour te vendre un vélo parce qu’on sait que tu en as loué un dans ce quartier la semaine dernière. Non, il faut que toutes ces ressources disponibles en ligne nous aident à mieux comprendre le monde, à partir à la découverte des autres, et du lointain ! ». Et on peut parfaitement découvrir le monde sans quitter son canapé, assure-t-elle. « Hier, j’ai passé toute la soirée dans le sud de la Colombie, et c’était formidable. »

(1) Il y a deux ans, Apple vivait son « Maps disaster », l'échec de son propre système de cartes, truffé d'erreurs factuelles. Le directeur du projet Maps, Scott Forstall, fut rapidement renvoyé.
(2) Nokia fournit aussi des cartes pour Yahoo, Bing et Amazon.
(3) Au delà d’un grand nombre de consultations (plusieurs millions de pages vues), Mapbox facture ces services, proportionnellement.
(4) Jenny Odell, Travel by approximation, a virtual road trip (2012)

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